Alors que les réseaux nous abreuvent de mauvaises nouvelles, que le Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat s’époumone depuis 1990 (déjà) et que de nombreuses industries cherchent à se réinventer, quelle est la réponse des acteurs du numérique face à l’urgence climatique ?

Le constat est sans appel, elle est insuffisante. Pour s’en rendre compte, il faut prendre le temps de disséquer les chiffres. La part des technologies de l’information et de la communication, pour l’émission de gaz à effet de serre a bondi de 2,5 à 3,7% entre 2013 et 2019… 3.7% des émissions globales, pour un secteur encore en pleine croissance! À titre d’exemple, ces émissions ont déjà dépassé celles du secteur aéronautique.

Les pourcentages, c’est pratique mais très intangible, alors allons plus loin dans le calcul et convertissons tout ça en unités plus compréhensibles. Sur cette même période, de 2013 à 2019, l’humanité a augmenté ses émissions annuelles globales, pour passer de 46,2 gigatonnes à 48,3. Une gigatonne, pour ceux qui n’ont pas envie de changer d’onglet pour ouvrir un calculateur, c’est un milliard de tonnes. Le secteur de l’IT a donc, rien qu’en 2019, relâché dans l’atmosphère 1,787 gigatonnes de gaz accélérant le réchauffement climatique.

Si vous avez encore du mal à visualiser, c’est l’équivalent, en masse, de 10 511 764 baleines bleues. Je vous épargne la virgule parce que les baleines bleues sont une espèce protégée, on évitera donc de les diviser. Il est urgent de réduire ces émissions. Elles résultent de notre utilisation quotidienne. De l’extraction de matières premières pour assembler les smartphones, les serveurs, les écrans, et les myriades d’objets connectés. De la consommation d’énergie, lorsque nous créons, traitons, diffusons et recevons de l’information. Avec ce postulat en poche, nous pouvons nous intéresser au plus grand responsable de cette dérive : Internet.

Internet, insatiable géant

Internet, ce formidable maillage qui relie les continents, favorise les échanges, met toutes les connaissances à portée de clic. Un maillage qui nécessite d’équiper chaque internaute avec un ordinateur, ou un téléphone capable de s’y connecter. Un réseau de réseaux, où chaque entreprise doit s’offrir une place pour trouver des partenaires, déployer ses outils et services, trouver ses clients. Bien utilisé, il nous permet de réduire d’autres sources d’émissions. Nul besoin donc de se lancer dans une gigantesque croisade pour brûler tous les datacenters que vous rencontrerez. Les incendies aussi relâchent du CO2.

Non, la dérive à laquelle nous assistons et qui explique en partie l’explosion de nos émissions, c’est notre gloutonnerie virtuelle. Les contenus web sont devenus trop gras, pour reprendre le terme employé dans ce petit ouvrage. Plus de la moitié des personnes sur la planète dispose d’un accès à Internet. Et cette part grandissante de la population consulte des pages web dont le poids moyen a été multiplié par 115 (!) en l’espace de vingt ans. 115 fois plus d’octets qui transitent entre nos machines, squattent sur nos disques durs et augmentent d’autant notre consommation d’énergie. Réservons-nous pour autant nos billets de train 115 fois plus vite qu’en 2002 ?

La virtualisation de nombreux processus est inévitable, et il est normal que le nombre d’internautes augmente. Ce qui est anormal, c’est que les standards de développement web actuels favorisent des pages aussi lourdes et mal conçues. Si l’industrie automobile se mettait à produire des modèles 115 fois plus polluants, marginalement plus rapides, quelle serait notre réaction ? L’impact de cet “engraissement” ne se limite d’ailleurs pas à la seule consommation énergétique. Avec nos standards actuels, un téléphone ou un ordinateur qui subit des latences est rapidement remplacé par une machine plus performante. Mais remplacer un appareil qui “rame” est un gros poste émetteur, et un gouffre à métaux précieux. Les applications web, toujours plus gourmandes, et les sites toujours plus lourds, sont une source majeure d’obsolescence programmée. Combien d’appareils encore parfaitement fonctionnels remplaçons-nous, simplement parce que le web actuel nous y oblige ?

Que faire face à cette dérive énergivore ?

Alors pourquoi gâcher de précieux octets à vous parler de ça ? Est-ce qu’être numériquement exemplaire, c’est débrancher son PC, se débarrasser de son téléphone et aller vivre en ermite ? Oui. À ce stade de la lecture, l’ironie est savoureuse. Mettre en ligne un article sur le l’éco-conception, qui transitera par des serveurs aux quatre coins du globe, consommant au passage une quantité non-négligeable d’énergie, pour aller s’afficher sur l’écran de smartphones pleins de plastique et de métaux rares, voilà bien une action qui ne réduira pas le nombre de baleines gazeuses en orbite. D’autant que ce blog lui-même est en état d’obésité morbide, si l’on respecte notre définition de “gras”.

Si le constat est sombre, il n’est en aucun cas une fatalité. Parce que si le secteur de l’IT est un des plus polluants, il sait aussi se montrer innovant. Au lieu d’accepter cet empattement généralisé, nous pouvons prendre les devants et faire émerger de nouveaux standards. Réduire le poids de nos pages, développer uniquement des fonctionnalités utiles et garder à l’esprit le maître mot : sobriété. Sensibiliser les différentes parties prenantes à l’impact environnemental, dès le début d’un projet, devrait être une évidence. À charge pour les décisionnaires et les développeurs d’expliquer et de convaincre, pour intégrer l’éco-conception en amont. Je joins ici quelques-uns des avantages qui pourraient servir l’argumentation, face à un client ou dirigeant encore (climato-)sceptique :

  • La sobriété dans la conception, c’est un gain économique direct. Lorsque l’on sait que 24% des fonctionnalités d’un logiciel quel qu’il soit ne sont jamais utilisées, on peut imaginer les économies sur les coûts de développement, avec une conception centrée sur l’utilité réelle.
  • L’éco-conception améliore l’accessibilité et l’ergonomie. En allégeant vos pages web, vous permettez à vos clients, prospects et collaborateurs de trouver ce dont ils ont besoin rapidement. Réduire la frustration ressentie améliore le service rendu.
  • Prendre en compte l’impact environnemental, c’est se construire une image de marque positive. C’est mener par l’exemple et se démarquer de ses concurrents auprès du public cible.
  • Réduire le volume de données traitées au strict nécessaire permet du même coup de respecter la RGPD. Alors que nous collectons et traitons de plus en plus de données, il est important de justifier cette inflation, qui ne débouche pas toujours sur un meilleur usage. L’éco-conception et la protection des données avancent main dans la main.

3 mesures à appliquer dès maintenant pour réduire l’impact environnemental de vos sites web :

Face à ce constat, notre responsabilité est de changer. Que faire pour limiter nos impacts, et ainsi pérenniser notre modèle technologique ? La réponse la plus évidente, mais aussi la plus efficace, est d’embrasser la sobriété. S’assurer du bien fondé d’un projet web, c’est s’assurer que créer un site est bien le processus le moins impactant pour atteindre ses objectifs. Le site le moins polluant est celui que l’on n’héberge pas, que l’on ne consulte pas. Il faut donc s’interroger sur la raison d’être de nos projets. Si le processus physique que l’on cherche à remplacer émet une quantité donnée de gaz à effet de serre, développer un site qui doublera ces émissions, pour le même résultat, est contre-productif.

Pour les sites et les applications web ayant une raison d’être (soit qu’ils compensent des émissions du “vrai” monde, soit qu’ils s’agissent d’innovations moins coûteuses), nous devons limiter au mieux cet impact. Écoconcevoir, c’est limiter, à services égaux, le temps passé sur un site et les ressources physiques et énergétique monopolisées. Voici donc, pour vos futurs projets, trois mesures applicables simplement et qui vont dans le sens du web de demain.

  • Privilégier les pages statiques, lorsque l’information n’évolue pas beaucoup. Les pages statiques permettent d’économiser de la bande passante et de l’énergie. Générer du contenu dynamique fait intervenir plus de couches logicielles, ce qui nuit à la fois aux performances et à l’environnement. Si votre restaurant n’a pas fait évoluer sa carte en ligne depuis 2009, stockez l’information directement dans la page. Les tiramisus virtuels ne périment pas, promis.
  • Remplacer les modules officiels de vos réseaux sociaux par des liens personnalisés. Ces petits morceaux de code sont souvent très gourmands, et on leur préfèrera des liens classiques, que vous pouvez personnaliser à votre convenance. Leur apparence ne sera limitée que par votre imagination (et votre connaissance des langages de formatage). En vous débarrassant de ces solutions toutes faites, vous préserverez également la vie privée de vos utilisateurs. Les géants du web comme Google et Facebook ayant pris la fâcheuse habitude de suivre nos déplacements, même lorsque nous ne sollicitons pas directement leurs services, grâce à ces petits boutons.
  • Découpler la logique de votre contenu. Embarquer du code au sein de votre page, c’est le recharger à chaque fois qu’un utilisateur y accède, avec parfois des conséquences malheureuses sur les performances et l’utilisabilité de votre site. En offrant leurs propres fichiers à vos scripts, vous permettez au navigateur de conserver les informations localement jusqu’à ce qu’elles soient réutilisées. Cela se traduit par moins de données en transit entre vous et vos clients, pour un meilleur temps de chargement.

La transition ne se fera pas du jour au lendemain, mais inverser la tendance est urgent. Face à un web toujours plus surchargé, gourmand et obèse, nous pouvons faire le choix de la sobriété. Éco-concevoir son site, c’est faire un geste pour la planète, mais aussi pour les utilisateurs, qui pourront conserver leurs appareils plus longtemps et naviguer plus facilement. Et si cela nous permet à l’avenir d’avoir un peu moins de cétacés carbonés en orbite, et un peu plus de vraies baleines dans nos océans, alors le jeu en vaut la chandelle.

Pour ceux qui aimeraient aller plus loin dans la démarche, ou juste se renseigner, je laisse ici quelques ressources intéressantes :

Collectif Conception responsable de service numérique (greenit.fr)

Le guide d’écoconception de services numériques – Les Designers Éthiques (designersethiques.org)

Référentiel général d’écoconception de services numériques (RGESN) – Numérique écoresponsable (numerique.gouv.fr)

 

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